Les atrocités congolaises dans la littérature européenne populaire
Le cas des atrocités coloniales commises dans lÉtat Indépendant du Congo[3] dont mes collègues historiens ont exposé les portées ici, a été largement exploité non seulement par la presse, la photographie et la caricature, mais aussi par la littérature. Le texte fondateur dune tradition littéraire sur la violence coloniale au Congo est sans doute « Heart of Darkness » de Joseph Conrad[4] , ouvrage qui a créé une rhétorique de longue durée à propos de lAfrique dont les métaphores sont toujours à lœuvre dans maints travaux tant journalistiques que littéraires jusquà aujourdhui. Kurtz devient le prototype du colonisateur cupide, fou et sadique suite à un complexe de supériorité et le narrateur Marlowe représente le témoin impuissant de la terreur coloniale dans une machinerie dont il fait aussi partie, malgré lui. Vu sa densité psychologique et rhétorique Heart of Darkness, reste en même temps un ouvrage singulier en ce qui concerne sa qualité littéraire à lintérieur du champ de la littérature coloniale qui fonctionne souvent avec des schémas beaucoup plus simplistes, comme nous allons le voir. Durant la controverse anglo-belge sur la violence dans lEIC, ou la «campagne anti-léopoldienne» comme on disait souvent en Belgique, les nombreux pamphlets de
Je voudrais ici mentionner brièvement, pour ne plus y revenir, que bien sûr, toutes les protestations anglaises ou autres contre lEIC nétaient pas guidées par un humanisme pur ; les intérêts politiques et commerciaux par rapport au Congo jouaient un grand rôle. Toutefois,
Il est vrai que, par rapport aux super-puissances coloniales:
Les littératures populaires et le Congo de Léopold II
Sinscrivant dans la ligne tracée par Conrad, dune part, et celle de la rhétorique utilisée par
Dans le cadre de cette communication brève, je vais me limiter à vous présenter quelques exemples significatifs des représentations littéraires des «atrocités congolaises». Jai choisi de laisser de côté les textes anglais et américains qui sont très connus, ceux de Joseph Conrad[13] et King Leopolds Soliloquy de Mark Twain (1905). Je vais aussi vite passer sur deux romans anglais qui ont paru dans le cadre dune affiliation directe avec
Par la suite, je vais présenter un bref texte français, un recueil de nouvelles suisse et un roman italien et vous montrer comment ces textes littéraires exploitent le thème des atrocités congolaises dans une dynamique littéraire au delà de la seule cause politique.
«Le Caoutchouc Rouge» dOctave Mirbeau: la fascination dun régime sadique
Cest grâce à une réédition en brochure de léditeur belge Émile van Balberghe[15], que le chapitre «Le caoutchouc rouge» dans un livre dOctave Mirbeau, « La 628-E8 » (1907), nest pas complètement tombé dans loubli. Il sagit dun récit de voyage en automobile à travers lEurope qui amène lécrivain aussi à Bruxelles, ville quil juge, en bon français, «parfaitement inutile capitale nulle»[16] Mirbeau se retrouve devant un magasin qui vend des outils en caoutchouc et qui porte un nom symbolique: «écrit en rouge: Blothair et Cie»[17]. Le nom dun des premiers tortionnaires fameux de lEIC, Hubert Lothaire, qui était à la une de la presse européenne en 1895 se retrouve ici en amalgame avec un grand B comme Belge et étend ainsi la culpabilité à toute la nation, lécriture en rouge étant déjà le signe du fameux «Red Rubber», symbole du système de terreur caoutchoutière popularisé à partir des écrits de Morel. Mirbeau rentre dans le magasin pour regarder les objets, et cest à partir de là quil fera un voyage intérieur et imaginaire vers le Congo: «ces échantillons me fascinent. Jen arrive à ne pouvoir plus détacher mes yeux de ces morceaux de caoutchouc. Pourquoi ny a-t-il pas dimages explicatives, de photos, dans cette vitrine? Mon imagination a vite fait dy suppléer.»[18]. Mirbeau fait ici bien sûr allusion aux fameuses photographies des mutilés et suppliciés congolais prises par Alice Harris et Jospeh Clark et qui circulaient partout en Europe depuis 1903[19]. Par la suite, dans limaginaire du narrateur, lhistoire de la terreur coloniale au Congo se déroule rapidement, suivant trois étapes. Mirbeau peint dabord une idylle précoloniale en usant le stéréotype raciste de lenfantillage des Africains quand il parle «des nègres puérils […] nègres charmants, gentils et féroces».[20] Au deuxième pas, lidylle tropicale sefface brusquement avec larrivée du système de terreur coloniale:
«Et voici que, tout à coup, je vois sur eux, et qui les menace, le fouet du trafiquant, du colon et du fonctionnaire. Je nen vois plus que conduits au travail […] et revenant du travail, la peau tailladée, moins nombreux quils nétaient partis. Je vois des exécutions, des massacres, des tortures (…) Et il me faut fermer les yeux pour échapper à la vision de toutes ces horreurs, dont ces échantillons de caoutchouc qui sont là, si immobiles, si neutres, se sont brusquement animés.»[21]
Après cette vision condensée dhorreur coloniale, le narrateur change vers une attitude de documentariste et commence à expliquer le système de la collecte du caoutchouc et ses usages. Par la même occasion, il assimile les Africains à la faune du pays avec une comparaison qui dégrade des hommes et des femmes aux plantes en usage: «de même quon incise les végétaux, on incise les déplorables races indigènes, et la même férocité qui fait arracher les lianes, dépeuple le pays de ses plantes humaines.»[22] Clairement, la faune et les hommes apparaissent dune valeur identique dans léconomie coloniale. Sous la plume de Mirbeau, un tel discours apparaît pour le moins ambigu: est-ce de lironie ou répète-il tout simplement des parcelles de discours coloniaux en vogue? De fait, toute la littérature qui critique la violence coloniale au Congo ne sest jamais distanciée de la rhétorique raciste et participe ainsi à une violence verbale envers lAfrique à une échelle plus large. Octave Mirbeau, qui avait aussi publié un roman intitulé « Le jardin des supplices » (1899) dans la veine de lexotisme décadent qui transfère des scènes de la tradition du Marquis de Sade dans une Chine mystérieuse, trouve avec le Congo de Léopold II un autre prétexte pour élaborer des images de tortures sadiques, mais fortement érotisées et esthétisées. Ainsi Mirbeau simagine dans sa vision: « des massacres, des tortures, où hurlent pêle-mêle, sanglants, des athlètes ligotés et quon crucifie, des femmes dont les supplices font un abominable spectacle voluptueux» et «nettement, dans une boule noire, jai distingué le tronc trop joli dune négresse violée et décapitée»[23]. Les atrocités congolaises sont ici devenues un répertoire pour des scènes presque pittoresques dhorreur qui dégradent les Africains dune autre manière que ne le fait la violence coloniale décriée: ils deviennent le matériel dune littérature à sensation. Toutefois, il est vrai quun Octave Mirbeau sautocritique et ironise aussi fortement, en reliant lhistoire du caoutchouc rouge à sa carrière dautomobiliste quand il écrit en fin du chapitre: «Si du sang nègre poisse à tous nos pneus, à tous nos câbles, la belle affaire! Pouvons-nous mieux associer les races inférieures à notre civilisation, les mêler de plus près aux besoins de notre commerce et de notre vie?»[24] Mirbeau était un critique acerbe de la colonisation, même française[25] , mais en même temps son petit texte montre lambiguïté dune certaine fascination pour le morbide mêlé à lexotique.
« Sous
Un recueil de nouvelles, intitulé « La vie au Congo: Sous
Six mois après la constitution de
«Instrument de domination et de martyre, dun usage habituel, quotidien, excessif, la chicote est le symbole brutal de la force abattue sur les populations du Congo. Il nest pas un noir, dans lÉtat indépendant, qui nen porte les cicatrices entre les reins et les épaules. […] Sous
Ainsi, le plaisir sadique de lagent Busaert surnommé Mundele-chicote – surnom qui apparaît aussi dans les sources historiques à propos dun agent de Baringa qui excédait dans la punition par fustigation[30] – se concentre dans le regard voluptueux sur le corps supplicié, les coups étant portés par la milice africaine sous lordre du Blanc:
«Je trouve intéressant surtout de voir comment chacun supporte la torture. Tel se roule, et son corps devient flasque certains ont la peau si sensible que le sang gicle aux premiers coups, dautres sont comme habillés de cuir. Le spectacle du corps frémissant est beau surtout chez les hommes robustes dont les muscles résistent et se bandent. Souvent, au moment palpitant, lenvie me prend de rire, tant me paraissent amusants à regarder ses museaux convulsés, douloureux, suppliants, furieux, ces lippes ridicules, ces yeux en boule de verre où roulent des larmes.»[31]
Intéressé au corps torturé, mais vivant, Busaert juge sa passion de voyeur dailleurs bien anodine, en les comparant aux autres crimes quotidiens au Congo: «Je nai jamais mutilés ni tués des nègres, moi… ni dynamités, ni échaudés, ni scalpé, ni pris pour cible, ni brûlé, ni jeté aux crocodiles, ni écorché vif je nai même pas coupé les mains!»[32]. Cette énumération de méthodes de torture met en abyme le potentiel du sadisme inhérent à la colonisation.
Il est pourtant significatif que selon le discours des personnages encore bien pensant dans ces nouvelles (des missionnaires, des médecins), les motifs des excès de sadisme de nombreux agents de lÉtat sont à chercher dans les influences néfastes de lenvironnement africain. Sinscrivant ainsi dans le courant littéraire du naturalisme qui se voulait proche du déterminisme scientifique, le texte renvoie à un discours où lAfrique demeure le milieu primitif par excellence qui «contamine» lEuropéen. La nature africaine et les Congolais paraissent ainsi eux-mêmes coupables de faire éclater les instincts violents, que la civilisation européenne aurait supprimés: «lhomme primitif, ici libre dentraves, tout à coup reparaît…»[33]. La plus large responsabilité des atrocités est finalement attribuée à lAfrique elle-même, conçue comme un milieu de dégénérescence. Lon voit ici la filiation littéraire de Bersot avec Conrad dont il reprend aussi dautres motifs comme lagent qui devient chef dune «tribu» africaine[34] ou le jeune capitaine, ici Norvégien, qui découvre lhorreur du Congo au cours de son voyage sur le fleuve[35].
Toutefois, Bersot montre une certaine originalité du fait que dans Sous
«Aux premières morsures, lhomme se tord. Les fourmis attaquent dabord les parties découvertes: les mains et le visage disparaissent sous leurs masses sombres.
Il semble que vont craquer et se rompre les liens qui serrent lofficier, tant ses convulsions se multiplient, tant sous la douleur se tendent ses muscles et ses nerfs. Chaque morsure est une brûlure, comme dune goutte dhuile bouillante. Par les ouvertures des vêtements, les siafous ayant pénétrés, un voile de feu ceint le corps du malheureux.
Lœuvre destructive vite saccomplit. Le visage déjà, à travers les déchirures du masque noir mobile que lui font les fourmis, paraît comme une figure décorché où saillent les muscles dénudés, dune teinte rouge de viande fraîche et strié de cordons blancs, les tendons et les nerfs. Les paupières mangées, brille un instant la lueur bleue des yeux, et les dents rient étrangement dans la bouche sans lèvres. Van Dhurcœur vit encore. Mais ses soubresauts, qui font grincer le lit de camp, sont des convulsions dagonie et la plainte basse issue de sa gorge est un râle de mort. La douleur a tué le lieutenant ou bien le poison distillé par les fourmis.Sur son cadavre, comme pour en voiler lhorreur, sétend un drap funéraire sombre et mouvant, la multitude grouillante des siafous.»[36]
La scène de lhorrible dévoration vivante par les fourmis apparaît comme la métaphore de ce qui menace lEuropéen dans le système colonial: les masses Noires pourraient se soulever contre leurs dominateurs et les annihiler totalement. Le fantasme du cannibalisme est aussi présent dans limage du corps rongé jusquaux os, «un squelette net et blanc»[37].
« LAirone » de Arnaldo Cipolla: roman allégorique de labus du désir colonial
Arnaldo Cipolla compte parmi les auteurs coloniaux italiens qui ont connu un certain succès populaire, surtout durant lère fasciste, mais qui sont aujourdhui tombés dans loubli.[38] Avant dentamer sa carrière de journaliste et écrivain, Cipolla avait servi pendant quelques années dans larmée de lEIC. De son séjour au Congo, il a publié deux récits de voyage : « Dal Congo de 1907 », rédigé avec Vittorio Liprandi, et « Al Congo. Memorie di un esploratore » (1917), des ouvrages qui marquent les distances de lauteur face au système dexploitation et de violence en régime dans lEIC.
Rappelons que les Italiens étaient nombreux au service de lEIC ils y servaient en tant que médecins, juristes et militaires. Selon les statistiques de lépoque, ils figurent entre 1897 et 1908 en deuxième position de la présence européenne au Congo, après les Belges[39]. En 1902, lItalie avait dailleurs signé un traité avec Léopold II pour lenvoi dofficiers italiens, laidant ainsi dans son entreprise coloniale. Suite au rapport Casement de 1903 et au rapport dEdoardo Baccari de 1904 qui confirme les accusations anglaises, lItalie va casser ses rapports privilégiés avec lEIC[40]. Le besoin de se distancier des méthodes «belges», en tant quItalien impliqué dans le système, se fait sentir dans les écrits de Arnaldo Cipolla. Ce nest quen 1920 que paraît à Milan son roman « LAirone. Romanzo dei fiumi equatoriali » (Le héron, roman des fleuves équatoriaux). La situation coloniale et les tensions entre colonisateurs et colonisés au Congo y sont mises en scène sous forme dune histoire damour et de haine allégorique. Le protagoniste Evans[41] est conçu comme un représentant typique du système dexploitation. Chef de la station Banzi, il a soumis les habitants de la région à un vrai régime de terreur afin dextorquer les tributs en ivoire et en caoutchouc. Toujours plus attiré par la forêt profonde et les richesses quelle symbolise, Evans est en même temps fasciné et dégoûté par lunivers africain. Cet amour-haine de lAfrique sincarne symboliquement dans sa maîtresse africaine Mosila, «la vierge de la tribu» qui lui fut offert par les Africains afin dapaiser sa cruauté. Evans désire et chérit Mosila– ou au moins son corps – en même temps il méprise la femme et maltraite ce corps adoré.
Dans LAirone, la figure de Mosila incarne certains stéréotypes des femmes africaines que lon retrouve dans des nombreux exemples des littératures coloniales au 19ème et 20ème siècle.[42] La sexualité effrénée[43] va de pair avec une avidité matérielle et la soumission humble envers le maître blanc. Chez Cipolla, le corps féminin sert également de cible à la violence qui exprime de fait limpuissance du colonisateur envers lAfrique quil ne peut finalement ni contrôler ni maîtriser vraiment:
«E ladorabile corpo che spingeva i sensi dellamante al di là della voluttà, domandava lo spasimo della frustata. E le bianche mani di Evans che lavevano accarezzato, colpivano inesorabili / Et son corps adorable poussait la sensualité de son amant au-delà de la volupté, exigeait le spasme des coups de chicote. Et les mains blanches dEvans qui lavaient caressé sabattaient sur lui sans pitié.»[44]
Le déchirement intérieur du colonisateur confronté à langoisse dans lenvironnement africain, se décharge ici sur lobjet tangible de la femme qui lui paraît tantôt douce comme «un oiseau de paradis» tantôt sauvage comme «une léoparde».[45] Ainsi, une scène emblématique du roman – reprenant les scènes de fustigation classiques dans le discours sur les atrocités congolaises – nous montre le colonisateur dans une rage effrénée, fouettant Mosila jusquau sang. Ici, ce paroxysme de la violence envers laimée produit tout de même un choc psychologique chez le colonisateur qui sexclame, en écho de Kurtz,: «Orrore! Orrore!» [46] Tandis que dans Heart of Darkness, le sens des dernières paroles de Kurtz reste ambigu, chez Cipolla «lhorreur» se réfère clairement à lauto-critique dun Européen engagé dans le déchaînement de la violence coloniale. La fustigation publique de la femme devient la «suprema umiliazione del Bianco/ suprême humiliation du Blanc»[47] aux yeux des Africains comme devant sa propre conscience chrétienne qui, finalement, se réveille.
Dans la suite de lintrigue, Mosila, transformée en guide spirituel de son peuple – ce qui nest pas sans rappeler la figure historique de Kimpa Vita/Béatrice du royaume du Congo au 18ème siècle – va entraîner les habitants de Banzi dans la fuite. Coupé de tout contact humain, Evans est condamné à errer dans la jungle tropicale qui devient un lieu dantesque, dans le sens dune punition infernale, mais aussi avec lespoir dune purification du colonisateur capable de regretter ses actes. Car la recherche de «sa femme», allégorie du Congo/de lAfrique, devient progressivement une quête aux connotations religieuses, une aspiration à la rédemption des péchés du colonialisme. La fin du roman est ouverte: nous ne savons pas si Evans a pu obtenir le pardon des hommes et de dieu et sil a pu, en tant que transfuge culturel, commencer une nouvelle vie partagée avec les Africains. Mais on voit bien que finalement, dans ce texte, la critique concrète et politiquement engagée de la colonisation est bien moins importante que lexpression du drame intérieur dun Européen dans lespace africain. Le protagoniste Blanc reste le seul personnage dont le caractère préoccupe lauteur même si Mosila joue un rôle important, il est clair quelle reste avant tout une figure allégorique au service de la critique symbolique de la colonisation dans ce roman, mais quen tant que personnage elle manque dépaisseur. Cipolla est un exemple de plus qui prouve que la littérature coloniale, même bienveillante, nétait pas capable de transcender le discours raciste et stéréotypé de son époque.
Conclusion
Nous avons vu que dans les représentations littéraires des violences coloniales de lère des atrocités congolaises dans lEIC, ces violences tendent à devenir des objets dune esthétique curieuse qui met en scène des drames psychiques du colonisateur et/ou des spectacles dune horreur dautant plus voués à donner des frissons aux lecteurs que la violence décrite était réputée se référer à des événements réels. Je voudrais rappeler à la fin de mon bref parcours composé de trois exemples littéraires, limplication dune étude de Michel Foucault dans le phénomène de la violence coloniale: Surveiller et punir (1975). Foucault y analyse la disparition du supplice et des exécutions publiques dans les systèmes judiciaires en Europe. Je le cite:
«… a disparu en quelques dizaines dannées, le corps supplicié, dépecé, amputé, symboliquement marqué au visage ou à lépaule, exposé vif ou mort, donné en spectacle. A disparu le corps comme cible majeure de la répression pénale. […]
Sefface donc au début du XIXe siècle le grand spectacle de la punition physique on esquive le corps supplicié on exclut du châtiment la mise en scène de la souffrance. On entre dans lâge de la sobriété punitive. Cette disparition des supplices, on peut la considérer à peu près acquise vers les années 1830-1848.»[48] [48]
Nest-ce pas frappant que peu après lentrée dans «lâge de la sobriété punitive» de lEurope, le colonialisme en Afrique avec toutes ses violences atteint son paroxysme? Au fond, on est tenté de dire quil ne sagit donc pas dune disparition du supplice public, mais de son déplacement vers les colonies. Le corps colonisé, le corps de lhomme et de la femme noir(e)s, êtres construits comme inférieurs par les discours racialisants et racistes, devient la cible de toutes les violences des bourreaux qui installent des régimes punitifs dun arbitraire et dune brutalité impossible en ce moment historique en Europe. Ces corps suppliciés des colonisés contiennent aussi tous les fantasmes des spectateurs et des lecteurs qui sont restés à la maison. Les images littéraires (ou peintes ou photographiées) de la torture, des corps dépecés, mutilés, marqués par la chicotte réimportent dune certaine manière le spectacle de la peine publique dans les métropoles européennes. Dans le cadre des mouvements de protestation comme
Dr. Susanne Gehrmann, Juniorprofessorin, Humboldt-Universität zu Berlin,
Seminar für Afrikawissenschaften
susanne.gehrmann@rz.hu-berlin.de
Bibliographie
Becker, Felicitas [éd.]: Der Maji-Maji-Krieg in Deutsch-Ostafrika:1905 – 1907. Berlin: Links,2005.
Bersot, Daniel: Sous
Casement, Roger: „Correspondence and report from his Majestys Consul at Boma“, in: Africa (Blue Book) 1904, pp. 21-60.
Cipolla, Arnaldo/ Liprandi, Vittorio: Dal Congo. Milan: F. Braccifort, 1907.
Cipolla, Arnaldo: Al Congo. Memorie di un esploratore. Milan: Istituto editoriale italiano, 1917.
Cipolla, Arnaldo: LAirone. Romanzo dei fiumi equatoriali. Milan: Casa Editrice Vitagliano, 1920.
Claparède, René/ Christ-Socin, H.: LÉvolution dun Etat philanthropique. Genève: Atar, 1909.
Cline, Catherine Ann: E.D. Morel 1873-1924. The Strategies of Protest. Belfast: Blackstaff, 1980.
Conrad, Joseph [1902]: Heart of Darkness. Londres:Penguin Books, 1995.
Conrad, Joseph [1898]: «An Outpost of Progress», in: Tales of Unrest. Londres: Penguin Books, 1977, pp. 83-110.
Conrad, Joseph/Hueffer, Ford Madox [1901]: The Inheritors. An Extravagant Story. Londres: Heron Books, 1969.
De Donato, Gigliota/ Stacchini, Vanna Gazzola (Hg.): I Best Seller del Ventennio. Il regime e il libro di massa. Rome: Riunti, 1991.
De Vere Stacpoole: The Pools of Silence. Londres: Dent & Sons, n.d.
Gehrmann, Susanne: Kongo-Greuel. Zur literarischen Konfiguration eines kolonialkritischen Diskurses (1890-1910), Hildesheim: Olms Verlag 2003.
Gehrmann,, Susanne: «Les littératures en marge du débat sur les «atrocités congolaises»: de lengagement moral à lhorreur pittoresque», in: Revue de Littérature Comparée 2/2005, pp. 137-160.
Harris, John H.: „Botofé bo le iwa“ – „Rubber is death“ (Present Congo proverb). The Story of the Bongongwa Rubber Collectors. Londres: n.d.
Marchal, Jules: E.D. Morel contre Léopold I. Lhistoire du Congo1900-1910, vol. 1, Paris: LHarmattan, 1996.
Markstahler, Jürgen: Die französische Kongo-Affäre 1905/1906. Ein Mittel in der imperialistischen Konkurrenz der Kolonialmächte. Stuttgart: Steiner 1986.
Mirbeau,, Octave [1899]: Le jardin des supplices. Paris: Fasquelle, 1971.
Mirbeau,, Octave [1901]: Les 21 jours dun neurasthénique. Paris: Édition de Septembre, 1990.
Mirbeau, Octave [1907]: Le Caoutchouc Rouge suivi de Un sadisme colonial par Émile van Balberghe. Bruxelles: Les libraires momentanément réunis, 1994.
Mirbeau, Octave [1907]: La 628-E8. Paris: Éditions nationales, 1936.
Morel, E. D.: King Leopolds Rule in Africa. Londres: Heinemann 1904.
Morel, E. D.: Red Rubber. The Story of the Congo Rubber Slaves in the Year of Grace 1906. Londres: Unwin 1906.
Ranieri, Liane: Les relations entre LÉtat indépendant du Congo et lItalie. Bruxelles: ARSOM, 1959.
Said, Edward: Orientalism. New York: Pentheon Books, 1978
Said, Edward: Culture and Imperialism. New York : Knopf/Random House, 1993.
Sharpley-Whiting, Denean T.: Black Venus: Sexualized Savages, Primal Fears, and Primitive Narratives in French. Durham: Duke University Press, 1999.
Spurr, David: The Rhetoric of Empire. Colonial Discourse in Journalism, Travel Writing and Imperial Administration. Durham/ Londres: Duke University Press, 1993.
Stengers, Jean: Congo. Mythes et Réalités. 100 ans dhistoire. Paris/Louvain-la-Neuve: Duculot, 1989.
Strang, Herbert: Samba. A Story of the Rubber Slaves of the Congo. Londres: Hodder & Stoughton, 1906.
Twain, Mark: King Leopolds Soliloquy. A Defence of His Congo Rule. Boston: Warren, 1905.
Vangroenweghe, Daniel: Du sang sur les lianes. Léopold II et son Congo, Bruxelles: Didier Hatier, 1986.
Wiggers, R.: «De Féderation pour
Zimmerer, Jürgen [éd.]: Völkermord in Deutsch-Südwestafrika:der Kolonialkrieg (1904 – 1908) in Namibia und seine Folgen. Berlin:Links,2003.
[1] Cette conférence donnée le 12 mai 2005 lors du colloque «Colonial Violence in Congo» à Tervuren est basée sur ma thèse parue en allemand Susanne Gehrmann: Kongo-Greuel. Zur literarischen Konfiguration eines kolonialkritischen Diskurses. Hildesheim: Olms, 2003 et reprend quelques arguments de mon article ultérieur Susanne Gehrmann: «Les littératures en marge du débat sur les «atrocités congolaises»: de lengagement moral à lhorreur pittoresque», in: Revue de Littérature Comparée 2/2005, pp. 137-160
[2] Edward Said: Orientalism. New York: Pentheon Books, 1978 Culture and Imperialism. New York : Knopf/Random House, 1993.
[3] Par la suite abrégé par le sigle EIC.
[4] Paru dabord en 1899 dans trois numéros du Blackwoods Magazine, puis 1902 en tant que livre.
[5] Sur la carrière de Morel cf. Cline, Catherine Ann: « E.D. Morel 1873-1924. The Strategies of Protest. » Belfast: Blackstaff 1980
[6] Cf. R. Wiggers: «De Fédération pour
[7] Cf. par exemple E.D. Morel: « King Leopolds Rule in Africa ». Londres: Heinemann, 1904, pp. 33-38
[8] Dans les années 1980, le débat sur létendue des crimes coloniaux au Congo a été mené de front par les historiens belges. Cf. à cet égard en particulier les positions de Daniel Vangroenweghe: « Du sang sur les lianes. Léopold II et son Congo », Didier Hatier, Brüssel, 1986 et de Jean Stengers: « Congo. Mythes et Réalités. 100 ans dhistoire ». Paris/Louvain-la-Neuve: Duculot, 1989.
[9] Cf. John H. Harris: « „Botofé bo le iwa“ – „Rubber is death“ (Present Congo proverb). The Story of the Bongongwa Rubber Collectors ». Londres: n.d. Lépouse de John Harris, Alice Harris, a pris une grande partie des fameuses photographies qui montrent des Africains mutilés ou en deuil.
[10] Cf. Felicitas Becker [éd.]: « Der Maji-Maji-Krieg in Deutsch-Ostafrika:1905 – 1907 ». Berlin:Links,2005.
[11] Jürgen Zimmerer[éd.: « Völkermord in Deutsch-Südwestafrika:der Kolonialkrieg (1904 – 1908) in Namibia und seine Folgen ». Berlin:Links,2003.
[12] Cf. Jürgen Markstahler: « Die französische Kongo-Affäre 1905/1906 ». Ein Mittel in der imperialistischen Konkurrenz der Kolonialmächte. Stuttgart: Steiner 1986.
[13] À part Heart of Darkness il sagit de la nouvelle An Outpost of Progress (1898) et du roman moins connu The Inheritors (1901), en co-édition avec Felix Madox Hüffer dont un des protagonistes savère une caricature de Léopold II.
[14] Il cite Mark Twain et LEIC nest pas encore devenu Congo belge. Le livre est annoncé dans le journal Official Organ de
[15] Mirbeau, Octave [1907]: « Le Caoutchouc Rouge » suivi de « Un sadisme colonial » par Émile van Balberghe. Bruxelles: Les libraires momentanément réunis, 1994.
[16] Mirbeau, «Le caoutchouc rouge», p. 5.
[17] Ibid, p. 5
[18] Ibid, p. 6
[19] À propos du rôle de la photographie dans le débat sur les atrocités congolaises cf. Susanne Gehrmann: «Ikonographie der Kongo-Greuel», in: « Kongo-Greuel. Zur literarischen Konfiguration eines kolonialkritischen Diskurses ». Hildesheim: Olms, 2003, pp. 271-297
[20] Mirbeau, «Le caoutchouc rouge», p. 6.
[21] Ibid, p. 6-7.
[22] Ibid, p. 7.
[23] Ibid, p. 6-7.
[24] Ibid p. 7-8.
[25] Cf. le chapitre neuf dans Octave Mirbeau [1901]: « Les 21 jours dun neurasthénique ». Paris: Édition de Septembre, 1990, consacré au Général Archinard, conquérant du Soudan français, critiqué ici dune manière cynique par Mirbeau.
[26] Selon une statistique de général gouverneur Fuchs de lannée 1904 898 Belges, 197 Italiens et 89 Suisses (suivis de Suédois, Danois, Allemands, Norvégiens, Finnois et Anglais) était en service dans lEIC cité chez Jules Marchal: « E.D. Morel contre Léopold II. Lhistoire du Congo 1900-1910 », vol. 1, Paris: LHarmattan 1996, p. 250.
[27] Daniel Bersot, « Sous
[28] Ibid, p. VI/VII
[29] Cf. René Claparéde/ H. Christ-Socin: « LÉvolution dun État philanthropique ». Genève: Édition Atar, 1909, p. 165 et 268
[30] Cf. Daniel Vangroenweghe: « Du sang sur les lianes. Léopold II et son Congo ». Bruxelles: Didier Hatier, 1986, p. 115.
[31] Bersot, Sous
[32] Ibid, p. 154
[33] Ibid. p. 88
[34] Il sagit de la série de trois nouvelles sur lagent Vanesse, ibid., pp. 153-241.
[35] «Le journal du capitaine Bjoernboe», ibid., pp. 48-126
[36] Ibid., p. 32 -33.[37.
[37] Ibid., p. 34
[38] Cf. Gigliota De Donato/Vanna Gazzola Stacchini (éds.) : « I Best Seller del Ventennio. Il regime e il libro di massa ». Rome: Editori Riunti, 1991, pp. 381-389 et 677-678.
[39] Cf. note 25.
[40] [40] À propos de ces circonstances historiques cf. Liane Ranieri: « Les relations entre lÉtat indépendant du Congo et lItalie ». Bruxelles: ARSOM, 1959.
[41] La nationalité de ce protagoniste nest pas clairement nommée – tout comme Kurtz chez Conrad, il représente donc lEuropéen en général dans son face-à-face avec la colonisation.
[42] Henry Morton Stanley, « In Darkest Africa » [1878] cite daprès David Spurr: « The Rhetoric of Empire. Colonial Discourse in Journalism, Travel Writing, and Imperial Administration ». Durham/Londres: Duke University Press, 1993, p. 170.
[43] Cf. notamment létude de T. Denenan Sharpley-Whiting: « Black Venus. Sexualized Savages, Primal Fears, and Primitive Narratives in French ». Durham: Duke University Press, 1999.
[44] Arnaldo Cipolla: « LAirone. Romanzo dei fiumi equatoriali ». Milan: Casa Editrice Vitagliano, p. 15
[45] Idem.
[46] Ibid., p. 60
[47] Ibid., p. 60
[48] Michel Foucault : Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris: Gallimard 1975, p. 14 et 20.